Christian Tortel nous parle de Daniel Deshays et son intervention pendant le festival ApresVaran
Quand on écoute Daniel Deshays, on a envie d’écrire « son » entre guillemets tant il sait le mettre en évidence. On pourrait écouter ce réalisateur sonore parler du « son » sans avoir vu le film, en ayant vu le film, en envisageant de réaliser un film, le résultat serait le même. Mais après son passage, c’est le cinéma qui a changé. Ou plutôt notre manière d’écouter le cinéma.
Voici quelques notes prises lors de son passage le 27 avril 2014, impasse du Mont-Louis, au premier festival Après Varan.
Daniel Deshays, qui a fondé l’enseignement du son à l’Ecole nationale des Beaux-Arts, était l’invité de Mina Rad : « Il nous fait voir le son autrement, il nous fait entendre le cinéma autrement.» La coordinatrice de ces trois journées où les anciens de Varan présentaient leurs films avait raison. Avant deux journées exceptionnelles « Entendre le cinéma » aux dimanches de Varan, les 11 et 18 mai, écoutons celui qui dirige actuellement l’enseignement de la conception sonore à l’ENSATT (Ecole nationale supérieure des arts et techniques du théâtre) et qui a publié notamment Pour une écriture du son (2006) et Entendre le cinéma (2010) aux éditions Klincksieck.
1. Retour sur le son
Daniel Deshays, pour qui le son au cinéma est sa respiration depuis 40 ans, avait proposé de « forcer l’écoute, pour une « veille » sur la construction sonore du cinéma (…) pour conserver la conscience de notre écoute. Être tout ouïe, mais plus encore en demeurer conscient tout au long de la projection n’est guère facile. Il faut forcer son écoute pour parvenir à percevoir ce qui se passe du côté du son. »
Deshays a prévenu d’emblée les anciens de Varan : « Un festival est un lieu d’échange de pensées où l’on peut tenir un rapport critique sur un domaine souterrain, le son. C’est une idée merveilleuse que de le réintégrer dans des pratiques. »
2. Le son : pas de la technique mais de la réalisation
Premier contre-pied : le son ne s’apprend pas. « Une des erreurs de l’enseignement [dans les écoles de cinéma], dit Daniel Deshays d’une voix douce et faussement hésitante, est de penser à la technique quand on pense au son. Il faudrait mieux penser à la réalisation. »
Il a cette formule pleine de détermination : « Le son n’a rien à voir avec la technique mais avec la réalisation. Le son ce n’est pas une console, un outil. Personne n’est plus compétent que celui qui réalise. »
3. Le sonore : l’endroit du presque rien
Le retour sur le son est d’autant plus salutaire que selon Deshays : « il est difficile de penser au son en amont, et si l’on est trop formel la chose ne trouve pas sa poétique. Le sonore est l’endroit du presque rien, un endroit où la pensée se constitue. »
4. La saturation
« Aujourd’hui, les films sont saturés de son. Donc, on entend moins. Souvent, on monte d’abord les sons directs. Les images sont saturées. Il n’y a plus la place pour retrouver le silence des images.
On ne devrait pas séparer les deux, sons et images, une séparation qui entraîne la pauvreté dans les fictions.
Avant toute réalisation, il serait bon de s’interroger sur la quantité d’éléments sonores nécessaires au regard. Pour donner à voir, il faut raréfier le sonore. La saturation du voir provient de cette volonté de confirmation de ce qu’il y a à voir. C’est ainsi avec le bruitage qui fait des films saturés. Ou même dans le travail avec un compositeur, car c’est souvent trop riche. »
Qu’est-ce que l’écoute des images ? C’est écouter des détails, sélectionner, parcourir l’image, qui est une écoute. Exemple inverse avec le DVD de Stalker, le film d’Andreï Tartovski, où des sons ont été rajoutés. « Le film est détruit. Seule la version mono conserve la qualité du film. On a peur de laisser les images dans le silence du regard. C’est à partir de là que l’écoute peut naître, la parole du film. »
5. La réalisation côté son
« Lors de la constitution du film, une des choses à laquelle penser : combien de sons sont nécessaires. Et deux ou trois questions comme : comment faire disparaître un son ? Lors de la prise de son, il y a dix fois trop de choses. Le mixage ? On n’y fait que trouver les valeurs, on retravaille les timbres de voix. Quelquefois, il faut éteindre l’écran. Écouter. Il ne faut jamais prendre quelque chose de tout fait, sinon le démonter. Car si on liasse filer (le tout fait), ça s’entend, on s’ennuie. »
Exemple avec les ateliers Varan en Guadeloupe où les participants réalisent un film de 6’ à partir du son. On construit une émission de radio. Et avec le même son un film.
6. Le silence et ce qui survient
« De quel silence s’agit-il ? Il y a une incertitude dans l’attente du surgissement du son. C’est à partir du silence, que la parole peut surgir. Ce sont les conditions du surgissement de l’autre. »
7. Le son côté spectateur
« Écouter, c’est se souvenir. C’est en moi, sinon je le reconnaîtrais pas. On est obligé de dépenser pour l’écoute. Car le son est ce qui a fabriqué notre charge affective, ce que nous connaissons déjà de nous. Les sons, on va les chercher dans notre mémoire. »
8. Le son, une pensée du cinéma ?
« Le son n’a pas de cadre. Il a beaucoup de dynamique de près. Plus on s’éloigne, plus il devient flou, diaphane. L’assise du son fait tenir le film d’une manière incroyable. Il ne faut pas penser le son seul. Ce sera toujours le son d’une image. Un son résout une image. Un son est une interrogation pour l’image suivante.
La question fondamentale au cinéma : comment les sons et les images circulent.»
Dialogue entre Daniel Deshays et Angelo Caperna, réalisateur de « Un homme médiocre en cette époque de prétendus surhommes », qui a été projeté lors du festival Après Varan.
Trois extraits du film seront « écoutés ». Premier extrait : avant le générique.
Un homme médiocre, en cette époque de prétendus surhommes from Les Films du Tambour de Soie on Vimeo.
Daniel Deshays : Au début ce qui frappe, c’est la voix off avec un accent italien. Elle nous embraque dans l’étranger et dans l’étrangeté. Cela participe de notre engagement à l’écoute. La télévision française a du mal à faire ça.
Angelo Caperna : C’est un film qui va à l’encontre du film historique, très autoritaire, qui cherche à imposer quelque chose, qui a peur de l’indécision, de la fragilité.
Daniel Deshays : Tu as fait une déconstruction pour réaliser ta propre construction.
Angelo Caperna : La séquence avant le générique m’a pris trois mois de travail pour le son. Pourquoi le violoncelle ? Parce qu’il est proche de la voix humaine.
Dans une séquence ultérieure, j’ai renversé le traitement. D’abord le travail du son, puis la voix, ensuite l’image.
[Daniel Deshays cite l’exemple de L’Atalante, film de Jean Vigo en 1934, dont la cloche au début du film met le spectateur dans le doute, « à l’endroit du doute », le fait flotter entre réel et imaginaire, entre concret et abstrait.]
Après un deuxième extrait…
Daniel Deshays : Le sonore est dans la vérité. Le sonore nous situe par l’écoute dans une mémoire individuelle et collective. Le spectateur refait silence pour repartir. C’est toujours tenu. Le fil passe par ces silences. Le spectateur doit revenir à soi.
Angelo Caperna : Je ne voulais pas un son réaliste mais un son d’évocation pour que le spectateur reconstitue sa mémoire. Avec un son réaliste, on sortait du film. mon film est un regard désespéré.
[Dans la salle, justement, une spectatrice : j’ai eu l’impression d’être engloutie. Les silences m’ont fait descendre dans un puits. des silences habités.]
Angelo Caperna : Dans le film, le regard va souvent vers le bas. C’est la même chose pour les sons.
La spectatrice : Ça ouvre une grande liberté dans les images.
Angelo Caperna : Dans les films historiques, il existe des images mortes. Il est intéressant qu’avec le son on rende l’invisible à l’image contrairement aux films historiques qui veulent dire une vérité.
Daniel Deshays : Méfions-nous de l’idée d’illustration.
Lors de visionnage d’une troisième séquence du film Un homme médiocre en cette époque de prétendus surhommes (la fin), nous voyons dans un musée des œuvres d’art et des spectateurs qui les regardent. Pas de son direct. La séquence est accompagnée d’une musique de Charles Ives, The unanswered question.
Angelo Caperna : Quand tout est fini, c’est l’amour et l’art. La musique crée la profondeur.
Daniel Deshays : C’est un avènement. La musique peut enfin advenir. La musique n’arrive pas comme un a priori mais à la condition de ce qui est arrivé jusqu’à lors et qui a tâtonné, nous a égaré. Elle se constitue par le creux.
Avant, en peinture, on appelait les « natures mortes » : « natures coites ».
Tout est dit.
Formation aux Ateliers Varan en septembre avec Daniel Deshays, « Réaliser le son au cinéma », du 1er au 5 septembre et du 15 au 19 septembre 2014, 2 semaines (70 heures).
http://www.ateliersvaran.com/spip.php?rubrique45