Projection le samedi 26 avril à 19h
Née en 1967 dans le Béarn, Iñès Compan se tourne vers la réalisation documentaire après un doctorat en Microbiologie àcParis. Elle réalise plusieurs films, dont “Du vent dans le voile” (Fipa d’Argent, Biarritz 2003), tourné après un long séjour au Yémen. Son parcours est marqué par de nombreux voyages en Amérique latine. Elle vit à Toulouse où elle intervient aussiccomme formatrice à l’Ecole de Journalisme.
Sur les hauts plateaux du Nord-Ouest argentin, les populations indigènesKollas sont en lutte. La communauté de Cerro Negro cherche à attirer l’attention du gouvernement argentin pour que la construction de son école, débutée il y a quinze ans, soit enfin achevée. Dans un village proche, la population est confrontée à la réactivation de son ancienne mine par une multinationale canadienne, avec pour objectif de devenir l’une des plus grosses mines d’argent à ciel ouvert du monde ! Deux histoires parallèles qui nous plongent dans un territoire grandiose et malmené, théâtre de conflits faisant résonner de nombreux mythes…
Montage de Virginie Véricourt ( Varan 1992)
En 2010, le film a été sélectionné au Festival international de films documentaires “Cinéma du Réel”, aux Rencontres Cinémas d’Amérique Latine de Toulouse, à l’Human Rights International Festival de Mexico, l’International Film Festival de Mumbaï, le Festival Filmar en América Latina de Genève et le Festival Docudays de Kiev (Ukraine).
Q- Peux-tu nous parler de tes premiers contacts avec l’Argentine et plus particulièrement avec le territoire de la Puna et sa population ? Comment est née l’idée du film ?
C’est en 1993 que je rencontre pour la première fois les populations indigènes Kollas de la Puna argentine, vivant à plus de 2000 Km de Buenos Aires, à proximité des frontières du Chili et de la Bolivie. J’ai alors la chance de partager leur quotidien pendant plusieurs mois dans ce décor de hauts plateaux andins désertiques et silencieux, où la vie s’organise autour de l’élevage et de l’exploitation du sel dans les salines voisines. Pas d’eau, ni de gaz, ni d’électricité dans ces villages coupés du monde et aux conditions de vie souvent extrêmes. A cette époque, de nombreux hommes Kollas étaient sans travail après avoir perdu leur emploi dans les mines environnantes où des compagnies occidentales extrayaient déjà cuivre, or, argent, borate ou sel. Ces dernières fermaient les unes après les autres à cause de la chute du cours des métaux sur le marché mondial. Les conséquences sociales étaient dramatiques : exode rural et alcoolisme accéléraient la déstructuration générale de cette population indigène, l’une des plus pauvres du pays.
J’y retourne en 1994 après ma formation aux ateliers Varan, munie cette fois d’une VX1000, les premières caméras numériques de Sony… Je réalise alors un petit film pour les « Salineros » qui étaient déjà dans un combat par rapport au territoire, car ils avaient constitué une coopérative afin d’essayer de récupérer des terres. C’est à ce moment que je rencontre « Liborio », le leader indigène de la communauté de Cerro Negro qui apparaît au début du film. Je suis restée en contact régulier avec eux pendant 15 ans, et chaque fois que je remettais les pieds sur ces hauts plateaux, je notais que la situation ne s’améliorait pas.
En 2005, alors que l’école de Cerro Negro n’était toujours pas achevée, je constate que des gazoducs sont en chantier aux alentours. Le gouvernement mise sur l’exportation des matières premières pour reconstruire l’économie du pays encore affectée par la crise de 2001. Cuivre, argent, lithium agissent comme des aimants auprès des investisseurs nationaux et étrangers, motivés par ce marché prometteur en raison notamment de la forte demande asiatique. Les annonces de réouvertures de mines se multiplient, ainsi que les violations de territoires indigènes par certaines compagnies en phase d’exploration de nouveaux gisements. A mon retour en France, je fais des recherches et j’apprends que Mina Pirquitas va être réactivée par la compagnie canadienne Silver Standard. Je découvre avec stupéfaction sur Internet la présentation animée du projet. Je ressens alors comme une urgence de retourner là-bas pour témoigner de cette nouvelle réalité qui s’annonce inquiétante pour l’équilibre de vie des Kollas.
La première séquence du film (la marche dans le désert et la coupure de route) correspond à ma première séquence de repérages. En vivant intensément les 3 jours de revendications aux cotés de cette communauté qui osait enfin se rebeller après des années de résignation, j’ai eu la sensation que j’assistais au point de départ d’une révolte qui allait prendre de l’ampleur. J’ai aussi senti le fait que la présence de ma caméra (une Sony HDV Z1) n’était pas sans impact auprès des autorités argentines…et qu’elle plaisait à la communauté de Cerro Negro, du fait qu’elle gravait un moment important de leur histoire. Je ne me doutais pas alors que je partais sur une aventure de 3 ans de tournage !
Q-Il semble que tu as su crée et construit au fil des années un rapport filmeur filmé intéressant dans ce film. Comment la caméra te toi vous étiez si bien accepté dans chez la population dans ce film ?
Ayant construit mes relations avec les populations Kollas sur de nombreuses années, j’ai pu filmer des moments intimes avec eux. Malgré la confiance qu’ils m’accordaient, cela a été difficile. En effet, ces peuples des hauts plateaux sont très introvertis et se livrent difficilement. Ils sont habitués à passer de longues heures dans le silence des immensités et ce ne sont pas des « bavards ». Par contre, quand ils décident de s’exprimer, leurs discours sont souvent très profonds. A de nombreuses reprises, les situations ont été mises en scène car je savais que c’était ainsi que je pouvais les stimuler au mieux dans leurs prises de parole. Au moment du tournage, ils me livraient du « concentré » des échanges que nous avions pu avoir au cours des moments partagés lors de mes visites. Le contrat « tacite » passé entre nous était clair. En acceptant d’être filmés, ils espéraient que leur voix porte au delà de leur désert. Et ils étaient fiers de laisser une trace de leur lutte pour les générations futures. Il a été beaucoup plus complexe de filmer les familles partisanes de la réouverture de la mine car ils me considéraient comme une « ennemi ». Le fait que je m’intéresse aux opposants au projet me rendait de fait « indésirable » sur le territoire. Le jeune maire de Mina Pirquitas (acheté par la compagnie canadienne) m’a, plus d’une fois, mis des bâtons dans les roues pour faire avorter certaines séquences de tournage programmées.
Quant au rapport filmeur/filmé entre la compagnie canadienne et l’équipe de tournage, cela a été une longue aventure et une mini guerre de communication… En collaboration avec mon producteur Thomas Schmitt (Mosaïque films) et avec un ami réalisateur canadien, nous avons négocié pendant un an avant de pouvoir obtenir l’autorisation de tourner dans la mine. Nous avons finalement réussi à les convaincre en les poussant à communiquer sur leur discours de « responsabilité sociale d’entreprise » qu’ils mettaient en avant auprès de leurs potentiels investisseurs pour les rassurer sur l’éthique de leur démarche…Les tournages ont alors été réalisés sous le contrôle de responsable de communication qui n’hésitaient pas à reprendre les interventions du PDG si elles ne leur convenaient pas. Le contrat avec eux était le suivant : vous nous envoyez les questions à l’avance, vous filmez et vous nous fournissez une copie des rushes afin que nous puissions les utiliser éventuellement pour nos éditions vidéos internes. Tout s’est donc déroulé comme prévu… à l’exception de la séquence de « sécurité à l’école » qui n’était pas initialement programmée et que j’ai réussi à décrocher au dernier moment en flattant hypocritement les vertus de ces ateliers auprès de la chargé de relation avec les communautés…
Q- Parlons de l’écriture de montage et la structure de la narration dans ce film ?
Un territoire, deux intrigues
Deux histoires de conflit s’entrecroisent et se répondent, au fil d’un récit qui s’étale sur plus de deux années. Si j’ai choisi de mettre en parallèle ces deux conflits, c’est que chacun à sa manière incarne un rapport de force inégal entre une population indigène et des entités puissantes : le gouvernement argentin dans le premier cas, la multinationale canadienne dans le second cas. Le film se focalise essentiellement sur la résistance des Kollas face à l’intrusion de la mine canadienne. Mais la première intrigue autour de l’école, plus anecdotique au premier abord, cristallise la majorité des problèmes quotidiens de ce peuple. Elle nous donne des clefs essentielles pour déchiffrer les enjeux de la seconde.Dans ce véritable théâtre englobant la mine et les diverses communautés qui l’entourent, les deux histoires sont vécues du point de vue des Kollas. Elles sont portées par des personnages forts et attachants, incarnant l’émergence d’une conscience politique nouvelle.
La première difficulté dans le montage du film était de faire cohabiter deux histoires parallèles filmées dans des temporalités différentes. Il était important de démarrer par cette marche symbolique dans le désert car elle incarnait de façon universelle le réveil d’un peuple et laisser présager un combat quichotesque contre les moulins à vent. Cette idée de marche en avant devait se prolonger tout au long de la narration. La collaboration avec Emmanuel Blanc sur la musique originale s’est faite en respectant cette intention.
Un territoire, plusieurs mondes
Je contraste l’espace de la Puna et ses habitants avec celui de la mine et ses représentants. Il suffit de poser la caméra pour constater la disproportion des forces en présence. D’un côté, la fragilité, un mode de vie traditionnel, la lenteur, l’isolement. De l’autre, le pouvoir, la haute technologie, la rapidité, les outils de communication. Cette confrontation nous renvoie inévitablement au mythe de David et Goliath. Cependant, lorsque nous pénétrons plus en finesse à l’intérieur de ces deux univers, nous découvrons une réalité complexe qui nous éloigne de tout manichéisme réducteur. La mine n’est pas forcément perçue comme « le mal » par tous les Kollas. Au contraire, elle exerce chez certains, un grand pouvoir d’attraction et nombre de jeunes rêvent de l’image de modernité qu’elle projette. En nous rapprochant des représentants canadiens, nous donnons à entendre leur discours contrôlé sur le développement durable, pavé de bonnes intentions vis-à-vis des communautés locales…
L’expression formelle du film insiste sur les paysages singuliers et majestueux de ces hauts plateaux offrant une variété géologique souvent étonnante, propice aux évocations poétiques et surréalistes. Capté sous différentes lumières et conditions climatiques, je fais vivre ce territoire tel un véritable personnage mythologique à l’humeur changeante. Ainsi, nous découvrons la « Pachamama » (terre mère) dans sa rudesse, sa force, sa générosité, mais aussi dans sa fragilité et ses souffrances face aux agressions diverses. Nous écoutons son silence, son vent, mais aussi ses palpitations, ses grincements, … De la même manière, les cieux ouverts sur l’infini (tantôt limpides, tantôt chargés de nuages tourmentés) dialoguent avec ces montagnes.
Quant aux Kollas, ils font partie intégrante de cette mère nourricière qu’ils traitent avec respect selon un mode bien syncrétique mêlant cosmogonie et christianisme. Nous insistons sur la relation charnelle qu’ils entretiennent avec elle. La mine est un espace très bien gardé, ultra sécurisé et uniquement accessible à ceux qui y travaillent. Elle reste donc une entité mystérieuse pour la majorité des habitants des communautés, qui ne se la représentent que depuis ce qu’ils en voient et entendent de loin. Souvent hors champ, elle hante constamment le film. Tel le Puma, elle agit sans qu’on ne s’en aperçoive. Mais les dégâts sont souvent associés à ses traces. Tout juste née, elle est appelée à se développer à vitesse fulgurante et à phagocyter l’espace alentour incluant les communautés Kollas. C’est pourquoi, je la décline comme une entité virtuelle, à l’image de l’animation 3D qui présente le projet sur Internet. Multiforme comme une hydre, je lui donne cependant des bribes de chair à l’occasion des quelques visites contrôlées que nous y effectuons.
J’insiste sur son échelle, son gigantisme. Ses ouvriers apparaissent comme des êtres surnaturels, portant masques, lunettes, gants, combinaisons blanches. Les images symboliques fortes, associées au monde de la haute technologie, de la rentabilité de production, de l’hygiène, de la sécurité, permettent sans mal d’imaginer le mode d’organisation et de pensée qu’il suppose en amont. En abordant cet univers de manière surréaliste, j’essaie de générer chez le spectateur un sentiment de « familière » étrangeté, face à la transposition d’un monde qu’il peut être habitué à côtoyer, mais qui prend ici un aspect singulier du fait même du décor inhabituel dans lequel il est transposé.
Un territoire, plusieurs temps
C’est un film au présent dans lequel on vit au rythme des personnages de ce territoire. Avec eux, à travers leurs activités quotidiennes, nous épousons leur rapport au temps souvent étiré et si contrasté avec celui du monde moderne, dicté par la vitesse, à l’image de la progression galopante de la mine. Moments de flottements, d’attente, surgissent au détour de certaines séquences. Les 2 intrigues débutent par des annonces de promesses faites au peuple Kolla, que ce soit de la part du gouvernement argentin ou des responsables canadiens. En prenant le temps de dérouler ce présent surplus de deux années, le film laisse entrevoir la concrétisation ou non de ces promesses. Quant à la mine en construction, c’est un chantier propice aux projections dans l’avenir, que ce soit à plus ou moins long terme. Certaines projections sont évoquées par nos personnages, mais la mise en scène du film pousse aussi le spectateur à imaginer les effets qu’un tel engrenage peut générer.
Filmer aujourd’hui la nouvelle page qui s’ouvre à Mina Pirquitas, c’est aussi faire l’écho du passé destructeur des précédentes exploitations minières dont les traces fantomatiques restent omniprésentes sur tout ce territoire. Le passé mythologique surgit aussi à plusieurs reprises dans le film à travers la parole des anciens , donnant alors une touche intemporelle à cette histoire du présent, la rendant ainsi encore plus universelle.
Un territoire, plusieurs modèles de développement possibles
Au cours du film, différents modes de développement se télescopent. L’un, traditionnel, agro-pastoral, incarné par les bergers victimes de l’annexion de leurs pâturages par la compagnie minière. Un autre, ultramoderne, à la pointe des dernières technologies minières et s’inscrivant dans l’ « éthiquement correct » via une politique de responsabilité sociale d’entreprise standardisée. Mais le concept de développement durable décliné par les Canadiens peut-il réellement prendre racines dans le « monde des Kollas » ? Leurs bonnes intentions sont-elles sincères ou sont-elles uniquement au service d’un marketing ambiant conçu pour racheter les consciences de leurs actionnaires ?
Les Kollas argumentent de façon efficace leur scepticisme et parfois leur rejet vis-à-vis de ces propositions externes. Conscients de la nécessaire transformation de leurs activités traditionnelles, certains font part d’un troisième mode de développement de la région…
Par un choix de traitement cinématographique de cette réalité socio-économique, mon intention est de donner à ces conflits locaux une portée universelle en conduisant le spectateur à s’identifier à ce territoire et ses habitants, sans perdre de vue que ce même spectateur participe, de par son mode de vie moderne, à l’expansion du monde dont est issue la mine. Cette incarnation particulière de confrontation entre une population locale fragile et un géant « global »renvoie à de nombreuses autres situations dans le monde, dans un contexte où la convoitise à tout prix desréserves énergétiques et minérales devient un axe essentiel dans les rapports Nord/Sud. Elle nous renvoie aussià nos propres questionnements sur les formes de « résistances » possibles aujourd’hui.
Par le portrait de ce territoire bousculé, le film fait également partager quelques notes d’espoir émergentes au sein des communautés indigènes depuis les récents changements politiques en Amérique latine. Car si labataille contre la mine semble perdue, l’expérience acquise permettra d’affronter, de façon plus équitable, les adversaires de demain. L’achèvement de l’école de Cerro Negro, après des années de revendication, montre que la lutte amène aussi des résultats.